De l’allée royale à la Pelouse

Au milieu du XVIIIe siècle

En 1759, il reste une seule des trois allées en patte d’oie ouvertes par Guy II Carré, ainsi qu’en atteste la page consacrée au secteur de Montgeron dans l’Atlas des généralités de France. A cette date, l’avenue du Château a été prolongée jusqu’à la forêt, dépassant à sa droite le Bois Renaud. Les arbres qui la bordent forment deux doubles rangées, qui apparaissent sur le Tableau topographique de la forêt de Sénart de 1777.

La décision d’étendre l’Avenue revient à Louis XV qui veut en faire une allée de chasse. En 1744, il achète les terrains de religieuses de Saint-Antoine-des-Champs, entre l’avenue et la forêt. Il finance sans doute les travaux d’extension, même si l’avenue reste désignée comme « la grande allée du château de Montgeron » et demeure jusqu’en 1918 la propriété des châtelains.

Le prolongement de la voie seigneuriale obéit aux critères esthétiques de l’art des jardins mis à l’honneur par Le Nôtre à Versailles et dans plusieurs châteaux d’Ile de France. L’avenue s’élargit progressivement et régulièrement jusqu’à la forêt. Les rangées d’arbres s’écartent légèrement à partir du château, opérant une correction optique, en forme d’anamorphose, qui rétablit l’impression d’un parallélisme parfait, et ouvre l’horizon.

La voie, désormais de dimension royale, est très visible sur le détail de la Réduction du tableau topographique de la forêt de Sénart.

Les lendemains de la Révolution

En abolissant les privilèges, la Révolution a emporté avec elle les chasses du roi et les capitaineries, dont la capitainerie de Sénart. Avec l’effondrement de ces institutions anciennes, l’avenue du Château perd à la fois son statut d’allée seigneuriale et d’allée royale.

Le domaine du château et de son avenue n’est toutefois pas pris dans la tourmente des confiscations et des démembrements, fréquents durant cette période.

Le Marquis de de Boulainvilliers, qui avait acheté la seigneurie en 1768, désirait dès avant 1789 s’en défaire. Le 30 janvier 1791, il parvient à vendre l’ensemble du domaine au même acquéreur, François-Alexandre Page, un très riche agent de change de Paris.

Entre les mains d’un riche propriétaire bourgeois, le domaine seigneurial dans son entier, allée du château comprise, traverse ainsi la tourmente révolutionnaire sans être disloqué. François-Alexandre Page, prudent politique, donne les gages qu’il faut au nouveau régime. Il devient maire sous l’Empire, mais protège ses biens. Servie par son habilité, l’avenue demeure et pour longtemps encore, la propriété du châtelain.

De la fin du XVIIIe siècle à 1918, l’Avenue reste une dépendance du château

Jusqu’en 1918, le destin de l’Avenue reste lié à celui du château. D’ailleurs jusques vers 1900, elle est couramment désignée comme « Avenue du Château »

Son aspect ne paraît pas avoir beaucoup changé pendant cette période. Le relevé effectué pour la carte d’état-major de Montgeron de 1818 ne diffère guère de celui de la Carte des Chasses du roi.

On voit sur cette carte que la grille d’honneur est précédée d’une large demi-lune, point de départ de la grande avenue, mais aussi d’une allée secondaire. Ces détails, parmi d’autres sont déjà dans l’Atlas que François-Alexandre Page a fait dresser dès 1790, pour l’inventaire de ses biens, confirmant ainsi les changements introduits par le Marquis de Boulainvilliers.

1832  la famille de la Grange devient propriétaire du domaine

La famille de la Grange issue de la vieille noblesse est aussi bien implantée dans les milieux d’affaires parisiens.

Elle renonce progressivement à entretenir le jardin à la française avec ses parterres et son grand canal. Manque d’intérêt ou nécessité financière, elle le remplace par un jardin à l’anglaise, à la mode, et dont l’entretien est, sans aucun doute, moins onéreux.

Après la mort de la marquise Nathalie de la Grange, en 1842, son second époux, le docteur Thibault fait démolir le château et abattre les arbres afin d’extraire plus aisément la meulière du sous-sol. L’exploitation des carrières est alors une activité florissante à Montgeron.

On est loin désormais de l’idéal esthétique des siècles précédents. Désormais, le domaine est conçu comme un fonds à exploiter qu’il s’agit de valoriser. Cela va du sous-sol d’où l’on extrait la pierre, au parc dont on cultive la terre, en le transformant en simple extension de la ferme du château. L’avenue, qui représente une surface appréciable de plus de cinq hectares, est convertie en terre de labour par Bonfils, le fermier du château. Plus tard, elle devient aire de pâturage pour les troupeaux de la ferme, fonction qu’elle conserve  jusqu’au début du XXe siècle.

L’avenue ne souffre pas pour autant de ce changement de destination. Elle déploie toujours l’élégance de sa longue perspective bordée d’acacias. Cependant, dans la mesure où elle n’est pas fermée par des grilles comme le parc du château, où elle est traversée par deux anciens chemins ruraux antérieurs à sa création, la ruelle des Bois et le chemin Meunier (actuelle avenue du Général De Gaulle), il est difficile d’en faire un espace totalement privé. La famille de la Grange finit par l’ouvrir au public dans le dernier quart du XIXe siècle .

Un statut ambigu destiné à perdurer jusqu’au XXIe siècle

La date de l‘ouverture au public n’est pas précise.Néanmoins certains indices permettent de la situer entre 1885 et 1893.

La délibération du conseil municipal du 17 juin 1917 rappelle que « depuis de longues années l’avenue est mise à disposition du public grâce à au généreux bon vouloir de Monsieur le Marquis de la Grange d’abord, puis de Monsieur le Comte d’Esclaibes ». Il s’agit du marquis Raymond de la Grange, petit-fils de la marquise  Nathalie, qui dispose de l’avenue à la mort de son père en 1885, et de son gendre le comte Gérard d’Esclaibes d’Hust, tué en 1914 sur le front de la Somme.

L’ouverture de l’avenue a sans doute précédé le lotissement, en 1893, des terres que la famille possédait en bordure de celle-ci. C’est donc entre 1885 et 1893 que le marquis Raymond a mis l’avenue du château « à la disposition du public » tout en maintenant son statut de propriété privée.

Plusieurs explications à cette décision

Il y a tout d’abord des liens, approfondis au cours du temps, entre la population de Montgeron et la famille de la Grange qui s’intéresse très tôt à la vie publique locale. Dès 1855, le marquis Gustave siège au conseil municipal, pratiquement jusqu’à sa mort. En 1888, son fils Raymond entre à son tour au conseil, est élu maire dès 1891, et apprécié de tous, conserve lui aussi ses fonctions jusqu’à sa mort en 1904.

En 1910, lorsqu’il faut remplacer le maire démissionnaire pour raison de santé, le choix du conseil se porte naturellement sur le gendre du marquis Raymond, le comte Gérard d’Esclaibes d’Hust. Ainsi s’instaure une longue tradition de confiance et d’estime réciproque entre la famille et la ville.

Ensuite, il y a l’essor de la villégiature bourgeoise de la Belle Époque. Des Parisiens fortunés, des rentiers, des artistes possèdent leur demeure de campagne à Montgeron où ils se retrouvent à la belle saison. Ce phénomène qui prend la relève de la résidence aristocratique de l’Ancien Régime, connaît une grande ampleur, et touche plusieurs localités de la vallée de l’Yerres. Vers 1900, il y aurait six cents résidents supplémentaires en été, soit plus du quart de la population habituelle.

La municipalité comme les notables tiennent à conserver cette population qui confère son éclat à la vie locale et favorise le commerce. Que rêver de plus, pour séduire cette bourgeoisie parisienne, qu’une longue allée publique bordée d’arbres, menant en douceur les promeneurs vers la forêt?

Les nouvelles fonctions de l’avenue du Château

Elle est d’abord et avant tout un lieu de promenade et d’agrément. Les flâneurs mondains y côtoient un public plus populaire qui joue aux boules dans les contre-allées, tandis que des joueurs distingués s’essaient au croquet sur le gazon, et que les enfants s’ébattent en liberté.

Elle est aussi l’espace dédié aux fêtes publiques et aux manifestations collectives. La fête patronale en l’honneur de Saint-Jacques, protecteur de la paroisse, s’y déroule en juillet, puis les cérémonies scolaires. La distribution des prix y a lieu jusqu’en 1930.

En dehors de ces rendez-vous rituels, l’Avenue est le théâtre de festivités publiques occasionnelles. Lors du concours de musique du 13 août 1905, c’est sur « l’Avenue du Château de Madame la Marquise de la Grange » que se réunissent tous les participants pour exécuter un grand morceau d’ensemble. La « Fête de l’Aviation », organisée le 16 mai 1912 a lieu « sous les acacias revêtus de leurs grappes odorantes de papillons blancs » de l’Avenue.

En ces temps d’avant-guerre, à l’occasion, un glissement s’opère du simple divertissement public à l’action de propagande. La population et les autorités communales, en s’appropriant l’avenue, y mettent en scène les tensions politiques du moment.

Le pari de la famille de la Grange: gérer le double statut de l’Avenue du Château, espace ouvert au public et espace privé à administrer en « bon père de famille »

1893 Une belle opération financière

En 1893 le marquis Raymond décide de vendre une partie des terres de la famille situées sur le nord de l’Avenue, sous la forme d’un lotissement, le « lotissement de la Folie« . Le terrain, qui fait un peu plus de deux hectares, est divisé en vingt-neuf lots et percé de trois rues parallèles, les rues Louise, Gisèle et Hélène, du nom de la marquise et de ses deux filles. Ces voies débouchent sur le Sentier de la Folie (actuelle rue Aristide Briand), mais s’achèvent en impasse, contre l’avenue du Château.

Le Sentier de la Folie est élargi et devient une vraie rue, large de sept mètres. La qualité du cadre, tout près de l’Avenue du Château, jointe à la relative proximité de la gare, font de cette zone un quartier résidentiel recherché. Son aménagement, de qualité, contribue à renforcer son caractère bourgeois.

L’avenue du château, une propriété privée fragilisée par l’avancée du domaine public

Le 26 mai 1906, la Marquise de la Grange, deux ans après la mort de son époux, impose un cahier des charges contraignant aux acquéreurs des parcelles du lotissement de la Folie. Elle tente de protéger par cette initiative un bien privé, fragilisé par l’ouverture de l’avenue au public depuis plusieurs années, et désormais menacé par la proximité de propriétaires installés sur ses bords.

La première exigence concerne la matérialisation de la limite entre le domaine de la Pelouse et celui des nouveaux riverains : mur et grille en fer élevés sur le terrain des acquéreurs, obligation d’obtenir l’autorisation du vendeur pour une ouverture sur l’avenue, et de construire à douze mètres du bord.

La seconde disposition vise à préserver le caractère résidentiel du lotissement : aucune activité ni aucune construction ne doit altérer la tranquillité du quartier. Elle est complétée par l’obligation pour les nouveaux propriétaires de contribuer à la maintenance de la pierrée qui passe sous l’avenue.

Le cahier des charges est assorti d’une opération de bornage avec les propriétaires riverains  « afin de définir précisément les alignements de leurs lots et les limites de l’avenue ». Le procès verbal est accompagné d’un plan au 1/500, très minutieux, où les mesures sont notées au centimètre près.

Une seconde menace tient à l’emplacement de l’Avenue :  sa pelouse interrompt les communications entre le centre de la ville et le quartier de la Garenne en plein développement. La tentation est grande pour la municipalité de multiplier les liaisons transversales sur le modèle des deux voies qui franchissent l’avenue depuis son origine,  la rue des Bois et le chemin Meunier.

Un véritable bras de fer s’engage entre la Marquise de la Grange et le conseiller municipal Eugène Girard au sujet d’un projet de rue traversant l’Avenue, entre la rue Louise et la rue de la Grange, à un endroit où n’existe qu’un chemin de terre. Percer une voie communale à cet endroit, où le chemin n’est que « tolérance de passage« , va à l’encontre d’un usage ancien, porte atteinte au statut privé de l’avenue, et, offense majeure aux yeux de la Marquise, touche à l’exceptionnelle perspective d’une voie autrefois royale.

L’affaire n’est close qu’en 1910, après la mort de la Marquise. Le chemin de terre de la Croix au Coq est viabilisé par la commune et devient la rue Raymond, en hommage au marquis. Mais une fois encore, le statut privé de l’avenue et sa perspective sont préservés. La rue Raymond, comme celles du lotissement, se termine en impasse. Entre la rue Louise et la rue Raymond, le franchissement de l’avenue ne peut se faire qu’à pied, par un chemin de terre.

La rupture de la Grande Guerre : la famille de La Grange acculée à la vente de l’Avenue du Château

La comtesse Gisèle, perd successivement son époux Gérard d’Esclaibes d’Hust, tué le 24 septembre 1914 près de Péronne, et son fils unique Raymond d’Esclaibes, mort le 3 septembre 1916, pratiquement au même endroit. Elle ne souhaite plus vivre à Montgeron et sans doute, lui est-il difficile de subvenir au coûteux entretien du domaine.

Au printemps 1917, elle propose à la commune de lui céder l’avenue du Château pour la somme de 50 000 francs. C’est une somme considérable pour une municipalité confrontée aux graves difficultés financières engendrées par la guerre. Mais le conseiller municipal Alfred Deguy, qui assume en pratique la fonction de maire depuis 1915, est convaincu que la villégiature demeure l’avenir de Montgeron. Il lui paraît essentiel de s’assurer définitivement de la préservation et du caractère public de l’avenue du Château. Le 17 juin 1917 le projet de vente préparé par le notaire de la commune, est approuvé à l’unanimité par le conseil municipal comme une « acquisition amiable ».

La décision du 17 juin 1917, une fois de plus scelle le destin de l’Avenue. Elle ne sera pas disloquée, elle est intégrée dans le patrimoine communal, sauvegardée pour les générations à venir. La vente a lieu le 21 janvier 1918. La commune acquiert les 5 hectares, 58 ares et 9 centiares de « la grande avenue du château ».

Clause capitale : la commune se substitue à la famille de la Grange comme « garante des conventions et contraintes définies par le cahier des charges de 1906. Une série de « conditions  particulières » dont la ville doit faire « son affaire personnelle » définit avec minutie le nouveau statut communal de l’avenue. Il s’agit bien d’une forme de transmission associée à la vente, qui inscrit l’obligation, pour la commune, de garantir la pérennité de l’avenue dans son état d’origine. L’entretien de l’allée ne peut en changer la physionomie, une allée plantée d’arbres, ni la destination, une promenade piétonne. L’avenue ne peut être incorporable à la voirie municipale. La création de voies transversales est en conséquence interdite et la  circulation de l’avenue se voit exclusivement réservée « aux piétons et aux voitures d’enfants ». En devenant propriétaire de l’avenue du château, désormais nommée Avenue de la Grange, la commune hérite du statut ambigu du lieu, espace public à gérer comme un bien privé.

[1] Renaud Arpin La Pelouse de Montgeron : Histoire et Patrimoine septembre 2007, p.17-18. L’essentiel des informations sur l’histoire de la Pelouse est issu de cette source.

[2] Coutans Guillaume, Réduction du tableau topographique de la forest de Sénart présentée à Monsieur pour le Service de ses chasses et Promenades, par son très humble et très respectueux serviteur Dom Coutans, Bénédictin de l’Abbaye de Lagny BnF ( ca 1750)

[3] Carte reproduite dans Renaud Arpin La Pelouse de Montgeron : Histoire et Patrimoine septembre 2007, p.19

[4] Carte d’état-major, Feuille de Montgeron, 1818, IGN

[5] Les moutons sur l’Avenue du Château, carte postale ancienne. Archives de la Société d’histoire locale de Montgeron.

[6] Archives de l’Essonne, Montgeron (section E, La Folie)